Lettres et littérature américaines

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Pour une éthique de l’endroit

Nous avons vu il y a quelques semaines « Thinking Like a Mountain » d’Aldo Leopold. Aujourd’hui nous allons nous attarder sur la dernière partie issue du même livre (A Sand County Almanac (1949) ou Almanac d’un comté de sable, en français) à savoir, « The Land Ethic ». L’éthique peut être considérée de deux manières, une philosophique et une environnementale. L’éthique du point de vue philosophique est une attitude en relation à la société. En matière d’écologie il en est différemment. Pour Leopold c’est « a limitation on freedom of action in the struggle for existence » (une restriction de la liberté d’action dans la lutte pour exister). En d’autres termes, c’est accepter de poser des jalons à la liberté de l’homme pour que l’environnement puisse lui aussi exister. D’ailleurs, Leopold parle même d’un droit à l’existence où l’homme serait un citoyen de l’endroit.

Cette éthique de l’endroit présuppose une redéfinition des relations entre l’homme et l’espace qu’il occupe et partage avec les plantes, les insectes et les animaux. Cette relation sort du principe de dominant/dominé, exploiteur/exploité ou propriétaire/propriété pour s’ouvrir sur la notion de communauté :

The land ethic simply enlarges the boundaries of the community to include soils, waters, plants, and animals, or collectively: the land.

L’éthique de l’endroit élargit simplement les frontière de la communauté pour inclure le sol, l’eau, les plantes, les animaux, ou collectivement : le pays.

Ici, « le pays » n’est pas à prendre au sens institutionnel. Il faut le comprendre comme l’endroit dans lequel on habite, l’espace qui est considéré comme un chez soi. La notion d’espace, d’endroit et de chez soi est aussi une question très présente dans ce genre littéraire. Lawrence Buell parle même de « sense of place » dans Writing for an Endangered World. Nous aurons certainement occasion de nous pencher sur cette passionnante thématique plus tard.

Comme nous avons pu le voir chez d’autres auteurs, les rapports à la nature se posent aussi sur une question de bien et de mal mais Aldo Leopold veut aller au-delà. En les transcendant, il sort donc du principe de conservation ou de préservation d’un endroit pour se focaliser sur l’éthique qui est avant tout une question de conscience morale. En étant conscient de nos actes et de l’impact de notre mode de vie sur la nature et les espaces sauvages (rappelons qu’Aldo Leopold écrit ceci avant la Seconde Guerre mondiale) on ne peut plus raisonner en termes de bien et de mal mais en « on peut » et « on ne doit pas ». Cependant, comment arriver à cet état de conscience ? La réponse est toute simple : l’éducation. Mais l’éducation a aussi ses limites. « Is it certain that only the volume of education needs stepping up? Is something lacking in the content as well? » (N’y a-t-il que le volume dédié à l’éducation qui doit être augmenté ? N’y a-t-il pas aussi un défaut dans son contenu ?) Il prend l’exemple des différents organismes d’Etat qui avaient proposé aux fermiers et exploitants de chaque Etat de rédiger leurs propres règles et éthique environnementale. Si l’idée parait bonne, le résultat lui fut nul car dix ans plus tard, les agriculteurs n’avaient toujours rien mis sur le papier. Il résume cette triste situation ainsi : « obligations have no meaning without conscience » (les obligations n’ont aucun sens si on en n’a pas conscience). En effet, nous revenons à l’idée de Wendell Berry et de Rachel Carson quand ils expliquent que la loi permet à la société de changer, de prendre conscience d’un problème donné (comme la pollution, la déforestation, &c) et que parfois un cadre institutionnel permet aussi d’éduquer.

La notion de bien commun prend ici toute sa dimension quand on englobe dans la communauté le territoire — mais ceci induit déjà une conscience de l’endroit, et une reconnaissance de ce droit à exister pour chaque chose — et rejoint aussi la question de la place de la liberté dans la communauté. Suis-je prêt à accepter de limiter mes droits et libertés, mon comportement vis-à-vis du territoire pour le pérenniser ? Si en théorie la réponse est bien souvent un oui franc, dans la pratique la réponse est bien différente. Si l’on prend par exemple le réchauffement climatique actuel, on peut se demander pourquoi rien n’est fait pour diminuer drastiquement la pollution, pour stopper la déforestation, pour produire et consommer localement ? Souvent, pour ne pas dire toujours, les raisons avancées sont économiques. En considérant la valeur de chaque chose par rapport à une viabilité économique va de ce fait à l’encontre même de cette éthique de l’endroit. Si tout ce qui habite un pays avait le droit d’exister selon sa valeur économique, il ne resterait plus grand chose. Ceci rappelle d’ailleurs John Muir qui dans son journal intime de son été passé dans les montagnes de la Sierra californienne dit à propos du lierre :

Like most other things not apparently useful to man, it has few friends, and the blind question, « Why was it made? » goes on and on with never a guess that first of all it might have been made for itself.

Comme la plupart des autres choses qui ne sont apparemment pas utiles à l’homme, il a peu d’amis, et la question « Pourquoi a-t-il été créé ? » insensiblement posée sans se demander un seul instant qu’il existe peut-être pour lui même.

Le regard de John Muir en dit long sur sa conscience en matière de respect de la nature (déjà dans la seconde moitié du 19ème siècle). Aldo Leopold va lui se tourner vers l’idée de communauté. Celle ci est composée de nombreuses parties, mais ces parties ne sont pas à considérer comme indépendantes les unes des autres. Ce n’est que prises dans leur ensemble qu’elles peuvent exister car reposant les unes sur les autres pour exister sur le long terme dans la chaîne alimentaire. Ainsi, en agissant pour le bien commun localement, les effets seront ressentis globalement.

Qui plus est, l’homme applique des concepts qui lui sont propres à ce qui ne dépend pas de lui. En ceci Aldo Leopold rejoint Henry David Thoreau, John Muir, R. W. Emerson et Annie Dillard — pour ne citer que ces quatre là — en démontrant que notre réflexion est inappropriée. Il propose, à l’instar des Transcendantalistes, de ne plus nous baser en des termes économiques mais esthétiques et éthiques.

The ‘key-log’ which must be moved to release the evolutionary process for an ethic is simply this: quit thinking about decent land-use as solely an economic problem. Examine each question in terms of what is ethically and esthetically right, as well as what is economically expedient. A thing is right when it tends to preserve the integrity, stability, and beauty of the biotic community. It is wrong when it tends otherwise.

Le cadenas qui doit être déverrouillé pour libérer l’évolution vers une éthique est simple : arrêtons de penser à une utilisation décente de l’endroit uniquement comme un problème économique. Examinons chaque question en des termes éthiquement et esthétiquement juste, autant qu’économiquement viable. Une chose est juste quand elle tend vers la préservation de l’intégrité, de la stabilité et de la beauté d’une communauté biotique. Elle est injuste quand elle tend autrement.

Aldo Leopold conclut que cette land ethic contribue à l’évolution de la société vers un avenir meilleur. L’évolution de la société de consommation vers une société de préservation n’étant possible finalement que grâce à l’action conjointe des autorités dirigeantes et de la volonté de chacun de prendre en compte le territoire dans sa communauté. « Land Ethic » est un autre essai très engagé qui n’a pas peur de bousculer notre mode de penser la nature. Un texte qui demeure très actuel malgré les différentes avancées en matière de politique environnementale et qui nous montre que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir.

3 réponses à “Pour une éthique de l’endroit

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